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Belgique: 2023-06-03 00:15:14 , Lecho.be Actualite
Bouleversée par la généralisation des intelligences artificielles, l’industrie musicale est de nouveau à la croisée des chemins. Entre effervescence et défiance, plongée au cœur du système.
L’industrie musicale ne connaît aucun répit. Chaque décennie est marquée par une révolution majeure, par l’avènement d’un format ou d’un nouveau mode de diffusion. Des avancées qui, sans prévenir, viennent redéfinir les règles du jeu. Pour les artistes, mais aussi pour les consommateurs.
Après l’apparition du MP3, le partage des fichiers via Napster ou l’explosion des plateformes de streaming aux dépens des supports physiques, ce sont les intelligences artificielles (IA) qui concentrent désormais toutes les attentions. «On ne s’en rend pas compte, mais elles sont déjà partout», souligne Alex Stevens. Programmateur artistique du Dour Festival, ce dernier est également un féru de nouvelles technologies. Fondateur de la start-up Music Data Studio, il a mis au point «Bookr.fm», un logiciel appelé à bousculer les réflexes de programmation des festivals belges et internationaux (L’Echo du 12/02/2023).
Véritable mine d’informations, cet outil informatique offre un panorama vertigineux sur l’actualité musicale: plus de 560.000 artistes y sont scrutés en temps réel. «Les artistes répertoriés dans notre base de données sont couplés à un carnet d’adresses qui, en un clic, donne le nom de l’agence artistique en charge de tel ou tel projet. Ce logiciel permet aussi de mesurer la popularité d’un artiste, de faire des offres, de gérer des budgets ou d’organiser les plages horaires de différentes scènes. C’est un logiciel spécifiquement conçus pour les festivals.»
©Marin Driguez / Agence VU’
Music Curation AI
Depuis quelques jours, Music Data Studio défend également une autre application baptisée «Music Curation AI». «Cette nouvelle plateforme s’adresse à tout le monde! Elle s’appuie sur la richesse de notre base de données et exploite la puissance de ChatGPT. Les utilisateurs pourront bientôt dialoguer avec l’outil et l’interroger directement. L’idée, c’est de révolutionner la façon dont les gens consomment la musique. Ce système d’IA intuitif permet d’accéder à des recommandations personnalisées. Avec la capacité de suivre l’évolution des tendances, d’identifier les talents émergents et de générer des infos sur les différents lieux de concerts en Belgique, en Europe ou ailleurs dans le monde.»
“Dans la mesure où une IA ne fait que s’inspirer de micro-bouts de morceaux appris et analysés de de-ci de-là, peut-on réellement parler de contrefaçon?”
Alternative aux recommandations passives des algorithmes des plateformes de streaming, «Music Curation AI» met les mélomanes au cœur de l’action en s’appropriant des mécanismes propres aux intelligences artificielles. «Ces jours-ci, des voix s’élèvent pour dire que l’IA remplacera bientôt les humains. À mon sens, il n’est pas question de remplacement, mais bien de collaboration. Dans le cadre de mon travail sur les festivals, par exemple, l’IA me permet de gagner du temps, d’accélérer certaines tâches. Au-delà de cet aspect, l’IA stimule ma créativité. Dans les faits, elle ne fait pourtant qu’ingurgiter des données. Elle ne crée absolument rien. Pour créer, il faut s’en référer à l’humain. C’est le propre de l’homme de créer et d’inventer.»
Quand l’IA imite des chanteurs à la perfection (et bouleverse l’industrie musicale)
IA, reine du plagiat?
Si l’humain invente et innove, il est désormais suivi de près par l’IA générative, une interface d’intelligence artificielle capable de générer du contenu sur simple demande en langage courant. Depuis son apparition, les stars de l’industrie musicale voient régulièrement fleurir des répliques inédites de leurs chansons sur les réseaux sociaux. Kendrick Lamar, Oasis, Drake et The Weeknd sont notamment concernés par le phénomène.
L’IA générative est même capable de ressusciter des voix, de raviver l’esprit de Nirvana ou celui de Michael Jackson à travers des morceaux, inspirés des originaux, toujours dupliqués à la perfection.
“Lorsqu’une entreprise utilise le savoir-faire ou l’investissement d’une autre société sans demander d’autorisation, on parle de ‘parasitisme’. En gros, c’est le pillage des efforts d’autrui.”
Mais comment cela fonctionne-t-il? «Une intelligence artificielle est une machine qu’on nourrit avec des données», explique Alex Stevens. «Si on amène une IA à lire 1.000 bouquins japonais, puis les mêmes 1.000 bouquins traduits en français, elle va être capable, à un moment donné, de dire que tel mot est traduit par tel autre, que telle expression est traduite par telle autre. En musique, c’est pareil: on alimente l’IA de fichiers sonores, en lui demandant de les ouvrir et de les analyser. Ensuite, on lui explique que telle musique se rapporte au rock, au rap, au reggae, etc. On peut aussi affiner le processus, en la confrontant exclusivement au répertoire de Bob Marley, par exemple. Au bout d’un temps, l’IA sera en mesure de reconnaître n’importe quel morceau de Bob Marley, même un titre qu’elle n’a jamais entendu précédemment… C’est un apprentissage qui, assez basiquement, se veut le même que le nôtre. C’est l’apprentissage humain transposé aux machines.»
Un remix de données préexistantes
Système studieux, extrêmement méticuleux, voire monomaniaque, l’IA reproduit consciencieusement toutes les données digérées. «Une IA qui pond une très bonne chanson ‘à la Bob Marley’, c’est juste parce qu’elle a étudié le répertoire de Bob Marley dans ses moindres détails. Mais à l’arrivée, il s’agira toujours d’un remix de données préexistantes. C’est un peu le problème… Dans la mesure où une IA ne fait que s’inspirer de micro-bouts de morceaux appris et analysés de de-ci de-là, peut-on réellement parler de contrefaçon?»
Pour répondre à cette question, direction Bruxelles. Chez Ulys, un cabinet spécialisé dans les nouvelles technologies et le droit d’auteur, l’avocat Jean-Christophe Lardinois détaille par le menu: «Actuellement, le droit belge et européen ne reconnaît la contrefaçon qu’en cas de copie d’une œuvre précise. Il est donc impossible d’accuser une intelligence artificielle de contrefaçon, dans la mesure où elle ne recopie pas une œuvre strictement identifiée. Néanmoins, elle fabrique une chanson au départ de différentes œuvres originales. À partir de là, il est possible de s’en référer à la notion de ‘parasitisme’. Il s’agit d’une jurisprudence issue du droit économique qui, le plus souvent, est utilisée dans ce qu’on appelle la ‘propriété industrielle’. Lorsqu’une entreprise utilise le savoir-faire ou l’investissement d’une autre société sans demander d’autorisation, on parle de ‘parasitisme’. En gros, c’est le pillage des efforts d’autrui.»
Ce faux duo de Drake et The Weeknd a été généré par une IA.
Jeu de lois
L’arrivée de l’IA dans le paysage musical constitue un véritable casse-tête au regard du cadre légal. «La technologie ira toujours plus vite que le droit», souligne Jean-Christophe Lardinois. «À ce jour, dans la loi, il n’existe d’ailleurs aucune disposition spécifique aux intelligences artificielles. Pourtant, en 2019, une directive européenne a apporté des avancées significatives, des clarifications essentielles, sur le droit d’auteur dans la société de l’information. Bien que récent, ce texte ne fait aucune allusion à l’IA.»
De nouvelles propositions sont toutefois sur la table des négociations. L’Union européenne planche ainsi sur un «IA Act», une législation sur l’intelligence artificielle, qui sera voté en juillet, lors de la session plénière, à Strasbourg. «Mais les règles à l’étude sont plutôt de nature sécuritaire», précise l’avocat. «Pour l’instant, nous sommes dans le domaine de l’anticipation, à deux pas d’un épisode de la série ‘Black Mirror’. Le législateur européen se penche sur des questions d’espionnage, de vol de données à caractère personnel, comme des informations bancaires ou médicales, par exemple. Face à ces craintes, assurément raisonnées, l’Europe va essayer de mettre des garde-fous à l’IA.»
“Générer un morceau lambda, façon Nirvana, n’importe qui peut le faire. Mais générer des requêtes qui vont repousser les limites de la création, c’est un job à part entière.”
Pour l’Union européenne, tout l’enjeu est aujourd’hui d’établir une législation à l’épreuve du temps et des évolutions technologiques. «L’Europe est sur le point d’élaborer un texte historique, une première législation mondiale en matière d’IA. Mais c’est une mission périlleuse, digne d’un numéro d’équilibriste. Parce qu’il faut trouver un équilibre entre la protection des intérêts du citoyen, sans contrevenir aux avancées technologiques. Les gens doivent toujours avoir la possibilité d’inventer, de s’appuyer sur des outils émergents, de nouveaux instruments, pour créer du contenu. Protéger la création musicale par voie technologique serait une option. Mais cela s’avère souvent infructueux…»
Jean-Christophe Lardinois poursuit: «On pourrait, par exemple, imaginer d’interdire aux IA’s d’accéder aux catalogues disponibles sur Spotify, Deezer et autres iTunes. Le problème: qu’un être humain peut utiliser ChatGPT pour développer un code informatique qui permet de contourner un tel mécanisme de protection… Un humain est toujours capable de défaire ce qu’un autre a fabriqué. Sans même parler des dangers du ‘deep learning’, un type d’intelligence artificielle où la machine est capable d’apprendre par elle-même. Là, une IA générative pourrait très bien être programmée pour apprendre d’une autre IA générative. Mais bon, on dérive doucement vers la science-fiction de George Orwell…»
De nos jours, le cadre législatif est également fragilisé par la porosité des frontières virtuelles. «Un auteur est toujours protégé par sa propre loi nationale, celle qui s’applique sur son territoire. L’environnement numérique a sensiblement complexifié la donne, mais nous ne sommes pas sans réponse légale. Les nouveaux textes européens relatifs à l’IA nous fourniront des normes complémentaires. Mais à l’avenir, il faudra nécessairement harmoniser les lois au niveau mondial.»
©Carlos Pedrero – L’Echo
Nouveau métier de la musique
Sur YouTube, les fans de Nirvana se déchaînent. Cette fois, plus question de pogo, mais bien d’un morceau conçu à l’aide d’une IA: «Drowned In The Sun» sonne plus vrai qu’un vrai morceau de Nirvana. «Même si ce titre est bien, il n’apporte ni surprise ni innovation. Ce n’est pas très excitant», déplore Alex Stevens. «On touche ici à une forme d’appauvrissement culturel», rajoute Jean-Christophe Lardinois. «C’est comme en génétique… Si les frères et sœurs d’une même famille se marient ensemble, qu’ils ont des enfants qui, eux-mêmes, se marient entre eux, on risque d’atteindre une forme dégénérescence. Un parallèle avec la musique est possible. Si une star se contente de recycler son propre répertoire à l’aide d’une IA pour sortir de nouvelles chansons, cela finira par tourner en rond.»
A contrario, les intelligences artificielles peuvent aussi servir la création. «L’IA peut être perçue comme un nouvel instrument, au même titre qu’un synthé ou un ordinateur», remarque le programmateur du Dour Festival. «En termes de créativité, il est aussi essentiel de mentionner l’apparition d’un nouveau profil, celui du ‘prompt ingénieur’. Il s’agit d’une personne capable de communiquer avec l’intelligence artificielle. L’IA a besoin d’un élan créatif, impulsé par une personne physique. La vocation du prompt ingénieur, c’est justement de trouver les bons mots, de faire les bonnes requêtes. Mettre de la créativité dans la façon d’interroger l’IA, c’est un nouveau métier, appelé à se développer dans l’industrie musicale. Générer un morceau lambda, façon Nirvana, n’importe qui peut le faire. Mais générer des requêtes qui vont repousser les limites de la création, c’est un job à part entière.» De là à voir les 2 Many DJ’s s’essayer au prompt engineering, il n’y a plus qu’un pas…
“L’IA offre des opportunités, mais au bout du compte, c’est l’auteur, le producteur ou le programmateur du festival, dans mon cas, qui décide de passer à l’étape suivante.”
«Dans le domaine médical, personne ne s’insurge quand l’IA facilite l’identification de cellules cancéreuses», remarque Alex Stevens. «Il n’y a aucune créativité là-dedans. Mais c’est une évolution importante. À la fin, ça reste le médecin qui prend la décision d’opérer ou d’entamer un traitement. C’est pareil en musique. L’IA offre des opportunités, mais au bout du compte, c’est l’auteur, le producteur ou le programmateur du festival, dans mon cas, qui décide de passer à l’étape suivante.»
Et Alex Steven de conclure: «En cela, c’est une collaboration enrichissante. Il faut juste être vigilant dans notre rapport aux nouvelles technologies. Comme au volant avec un GPS, par exemple. Aujourd’hui, nous écoutons aveuglément Waze ou Google Maps. Quand l’appli dit d’aller à droite, nous allons à droite. Sans réfléchir. Le danger est là. Nous devons apprendre à faire la part des choses, en veillant à la place occupée par l’IA dans nos vies.»
Dossier | Intelligence artificielle & ChatGPT
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Olivier Maeterlinck (SABAM): “L’IA peut constituer une source de revenu supplémentaire”
L’intelligence artificielle se dérobe-t-elle à la législation sur les droits d’auteur?
Elle n’échappe pas à la législation. En Europe, il existe un cadre légal spécifique sur le droit d’auteur qui, assez largement, protège la propriété intellectuelle. Il y a aussi des lois qui protègent les données personnelles, mais aussi la vie privée des citoyens. Il y a aussi un cadre législatif relatif au commerce électronique. Les systèmes d’intelligence artificielle sont amenés à respecter ces différentes législations…
L’Union Européenne s’apprête à introduire un cadre légal à l’intelligence artificielle. À cet égard, quelles sont les attentes de la SABAM?
Les grands défis se rapportent surtout à l’IA générative. Celle qui s’appuie sur du contenu existant – et le plus souvent protégé – pour générer une nouvelle chanson. Pour nous, il y a deux aspects essentiels là-dedans. D’abord, c’est la transparence: un système d’intelligence artificielle doit révéler ses sources, afin que l’on puisse identifier les données utilisées, et savoir si elles sont protégées. L’autre aspect fondamental, c’est la responsabilité. Cela signifie que l’outil – ou la personne qui se trouve derrière –, doit faire en sorte que les ayants droit d’un morceau utilisé soient rémunérés d’une façon ou d’une autre.
“Un système d’intelligence artificielle doit révéler ses sources, afin que l’on puisse identifier les données utilisées, et savoir si elles sont protégées.”
L’IA génère des morceaux au départ de données piochées sur les différentes plateformes de streaming. Pour protéger les droits d’auteurs, serait-il opportun d’empêcher l’IA d’accéder aux catalogues en ligne?
Surtout pas. En tant que société de gestion collective des droits d’auteur, nous sommes opposés à ce genre de pratique. À la SABAM, nous gérons les répertoires des artistes. Nous avons donc tout intérêt à conclure des licences qui permettent d’utiliser ces répertoires de façon légale. Que ce soit avec des sociétés qui développent une intelligence artificielle. Ou avec des personnes qui travaillent avec l’IA. L’idée est de mettre en place un nouveau modèle de licence qui permettra, à ces sociétés ou ces personnes, d’utiliser un répertoire sous conditions. Des conditions qui, naturellement, permettront à nos auteurs de valoriser leurs créations. En cela, l’IA peut constituer une source de revenu supplémentaire.
Possédez-vous déjà une grille de lecture pour rétribuer les ayants droit dont l’œuvre a été utilisée par une intelligence artificielle?
Pas encore. Mais il est évident qu’une société comme la SABAM peut apporter une réponse concrète et mettre en œuvre un modèle de licence pertinent. Nous ne l’avons pas encore. Car la matière est trop récente. Mais dans un avenir proche, nous devrions pouvoir nous appuyer sur un modèle de licence, comparable à ce qui a été fait précédemment dans le domaine de la radio, de la télévision ou des plateformes de streaming.
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